2015/03 > Le droit communautaire en question
Toute juridiction nationale a le droit de saisir la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’une demande de question préjudicielle quant à l’interprétation d’une norme de droit européen, telle une Directive, lorsqu’elle estime que cette interprétation est nécessaire à l’issue d’un litige. Non seulement l’arrêt rendu par la CJUE lie la juridiction nationale quant à la solution du litige, mais il contraint également toutes les juridictions nationales de l’Union Européenne.
Le rapport annuel 2014 de la Cour n’est pas encore publié, mais quelques statistiques sont d’ores et déjà disponibles dans le Communiqué de presse 27/15 sur le site Curia. Si le nombre de renvois préjudiciels est en légère baisse en 2014, 428 contre 450 en 2013, la durée de procédure s’est améliorée puisqu’elle s’élève à 15 mois au lieu de 16,3 mois en 2013.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, des questions préjudicielles peuvent être posées par les juridictions nationales, à l’occasion de l’application des textes nationaux adoptés sur la base d’une directive européenne d’harmonisation, et ainsi de l’interprétation à donner de cette directive, ou de l’application d’un règlement communautaire ou bien encore du Traité. Les arrêts rendus ne doivent pas être confondus avec ceux pour lesquels la CJUE est saisie d’un pourvoi et fait office de dernière instance de recours à la suite de la décision rendue par le Tribunal de l’Union européenne sur recours d’une décision de l’OHMI ou de l’Office communautaire des obtentions végétales.
Depuis le début de l’année 2015, certaines questions préjudicielles ont été posées qui méritent une attention particulière dans le domaine de la propriété industrielle.
Aff. C-567/14 du 13 février 2015, Demande de décision préjudicielle présentée par la cour d’appel de Paris (France) le 9 décembre 2014 – Genentech Inc. / Hoechst GmbH, anciennement Hoechst AG, Sanofi-Aventis Deutschland GmbH.
Par arrêt du 23 septembre 2014, la Cour d’Appel de Paris a décidé de surseoir à statuer dans un litige entre un donneur de licence, la société Behringwerke, et Genentech Inc., le licencié, à propos de la résiliation d’un accord mondial de licence, non exclusif, pour l’utilisation d’une technologie pour laquelle les brevets qui s’y rapportaient, ont été annulés, en conséquence de quoi, le licencié, Genentech a cessé de payer les redevances. L’accord de licence stipulait toutefois que i) le versement des redevances était dû jusqu’à la résiliation du contrat même si les brevets, objets de la licence, étaient annulées ultérieurement à la signature de l’accord, ii) que l’interprétation et l’exécution du contrat relevaient du droit de la République Fédérale d’Allemagne, iii) que tout litige serait réglé par voie d’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (CCI).
Dans la sentence arbitrale rendue en l’espèce, l’arbitre avait décidé que les redevances prévues au contrat devaient être versées durant toute la période de validité du contrat alors même que l’annulation des brevets avait un effet rétroactif. La cour d’appel saisie en annulation de cette sentence, constate que soumettre le licencié à paiement de redevances dépourvues de cause de par l’effet de l’annulation des brevets, pourrait être en contradiction avec le principe de la libre concurrence, à tout le moins infliger au licencié un désavantage concurrentiel alors que la technologie concédée est accessible sans condition.
La Cour a alors soumis le 9 décembre 2014 à la CJUE la question suivante:
« Les dispositions de l’article 81 du Traité devenu l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne doivent-elles être interprétées comme faisant obstacle à ce qu’il soit donné effet, en cas d’annulation des brevets, à un contrat de licence qui met à la charge du licencié des redevances pour la seule utilisation des droits attachés sous licence ».
Aff. C-500/14 du 23 janvier 2015, Demande de décision préjudicielle présentée par le Tribunale ordinario di Torino (Italie) le 10 novembre 2014 – Ford Motor Company / Wheeltrims srl.
Cette affaire oppose quant à elle, le constructeur automobile FORD, titulaire de la marque FORD et un fournisseur italien de pièces détachées qui vend des enjoliveurs de roues reproduisant cette marque sans autorisation de son titulaire.
Ce litige soulève la question classique de l’identification des pièces de rechange et accessoires lorsque celles-ci ne sont pas fabriquées par le constructeur lui-même auquel s’ajoute le point de savoir si la marque du constructeur initial peut être apposée sur ces mêmes pièces.
Une telle apposition constitue, en effet, en principe, une contrefaçon de marque lorsqu’elle intervient sans l’autorisation de son titulaire. Cependant, la question se pose lorsque le titulaire de la marque appose celle-ci sur les pièces de rechanges et accessoires automobiles eux-mêmes, sachant que ces pièces doivent être reproduites à l’identique pour que le véhicule conserve son apparence initiale.
Il parait alors difficile de trouver un compromis permettant le maintien d’une concurrence sur ce marché de la pièce de rechange, de réparation et les accessoires, entre la volonté des fournisseurs de pièces détachées de proposer de telles pièces et accessoires au consommateur, et le droit exclusif du titulaire.
On le sait, l’article 14 dite « clause de réparation » de la Directive sur les dessins et modèles définit la pièce de rechange comme « une pièce d’un produit complexe …utilisée dans le but de permettre la réparation de ce produit complexe en vue de lui rendre son apparence initiale » et l’article 110 du Règlement sur le modèle communautaire en donne une définition similaire. Toutefois, les autorités européennes n’ont jamais défini les conditions d’application de ces dispositions qui ont pour effet d’exclure toute protection à titre de modèle communautaire sur ces pièces et d’interdire aux Etats membres de modifier les dispositions nationales existantes sauf dans le but d’une libéralisation du marché.
En réalité, le problème posé en l’espèce va au-delà de la question de l’interprétation à donner des articles 14 et 110 de la Directive et du Règlement car il concerne le point de savoir si dans le cadre de la possibilité donnée aux tiers de faire valoir cette clause de réparation pour faire échec au droit des modèles, il est ainsi possible également de faire échec au droit des marques au motif que la pièce doit être fidèlement reproduite pour rendre au véhicule son apparence initiale, ce qui suppose de reproduire la marque si celle-ci figure de manière apparente sur la pièce.
La question préjudicielle, délicate, posée par le Tribunal de Turin, est ainsi la suivante :
Est-il compatible avec le droit communautaire d’appliquer l’article 14 de la directive 98/71 et l’article 110 du règlement n° 6/2002 en ce sens que ces dispositions confèrent aux fabricants de pièces de rechange et d’accessoires le droit d’utiliser des marques enregistrées de tiers afin de permettre à l’acheteur final de rendre au produit complexe son esthétique initiale lorsque le titulaire du droit de marque appose le signe distinctif en cause sur la pièce de rechange ou sur l’accessoire destiné à être monté sur le produit complexe, de façon à ce qu’il soit apparent extérieurement et concoure ainsi à l’apparence externe du produit complexe ?
La clause de réparation contenue à l’article 14 de la directive 98/71 et à l’article 110 du règlement n° 6/2002 doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle crée un droit subjectif dans le chef des entreprises tierces produisant des pièces de rechange et des accessoires et que ce droit subjectif comporte le droit pour ces entreprises tierces d’utiliser sur les pièces de rechange et les accessoires, la marque d’autrui enregistrée, par dérogation aux dispositions du règlement n° 207/09 et de la directive 89/104 lorsque le titulaire du droit de marque appose également le signe distinctif en cause sur la pièce de rechange ou sur l’accessoire destiné à être monté sur le produit complexe, de façon à ce qu’il soit apparent extérieurement et concoure ainsi à l’apparence externe du produit complexe ?
On rappellera qu’en France, ces pièces de rechange peuvent encore être protégées par droit de modèle ou droit d’auteur, lorsqu’elles répondent aux conditions de protection prévues par les textes, alors que dans une bonne partie des états de l’Union européenne, ces pièces de rechange ne sont plus protégeables.
Aff. C-491/14 du 9 janvier 2015, Demande de décision préjudicielle présentée par le Juzgado de lo Mercantil n° 3 de Madrid (Espagne) le 5 novembre 2014 – Rossa dels Vents Assessoria S.L. / U Hostels Albergues Juveniles S.L.
Enfin, dans une dernière affaire relative cette fois-ci aux marques, le Tribunal de Madrid pose la question de savoir s’il faut interpréter l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques, en ce sens que le droit exclusif du titulaire d’une marque d’interdire à tout tiers de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à sa marque, s’étend au tiers titulaire d’une marque communautaire, sans qu’il soit nécessaire que la nullité de la marque litigieuse soit déclarée préalablement à la demande d’interdiction.
En France, le contentieux de la nullité d’une marque se traite en même temps que les demandes d’interdiction, sachant qu’encore aujourd’hui la jurisprudence considère qu’il est possible d’agir en nullité d’une marque devant les Tribunaux, sans même qu’elle ait fait l’objet d’une décision d’enregistrement par l’INPI.
Dans d’autres pays de l’Union européenne, la question de la nullité de la marque n’est pas tranchée par les juridictions mais par l’Office national, ce qui oblige à engager différentes actions devant différentes instances pour atteindre le but recherché. Ceci devrait toutefois être modifié par la nouvelle Directive Marque, actuellement toujours en discussion.